Forme hybride, le ciné-concert est
cette rencontre entre le cinéma, souvent muet et la musique qui donne naissance à une
expérience artistique inédite. D’abord performeurs du dub, les membres du groupe
Zenzile formé à Angers, excellent depuis quelques années dans cet
art nouveau. En 2010, le groupe greffait ses riffs à l’œuvre expressionniste Le
Cabinet du Docteur Caligari, réalisé par Robert Wiene, en 1920. Berceau
de l’expressionnisme, l’Allemagne, semblait, dès lors, pour Zenzile, se
présenter comme le laboratoire prometteur d’expériences euphorisantes. Et déjà,
l’audace du groupe faisait vibrer l’armature des Nefs de Nantes, ces grandes
halles industrielles qui servaient, du début du XXe siècle jusqu’en 1987, à la
construction navale. C’est donc une surprise quelque peu étouffée mais des airs
exaltés qu’a suscité l’annonce de la nouvelle expérience de ciné-concert de
Zenzile : son interprétation sonore du film Berlin, symphonie d’une grande
ville, de Walter Ruttmann, sorti en 1927. De sa dernière performance, Zenzile
conserve le thème de la folie et les structures métalliques industrielles qui
ont abrité, en 2010, son ciné-concert, à Nantes. Si le réalisme absolu cherche à s’imposer, l’expressionnisme
résiste dans les déformations de la réalité que suscite l’aliénation issue de l’industrialisation
berlinoise, telle que la dépeint Ruttmann. Déformées, les
images de la ville en ébullition le sont également, entrecoupées de tourbillons hypnotiques,
symptôme d’une satiété visuelle nauséeuse, accentuée par les guitares saturées
de Zenzile. Son film, Ruttman le délivre presque avec une notice. Emblème de l’idiome industriel, la locomotive
tracte, à profusion, des rames de plans étourdissants d’une production de masse
effrénée. Une production destinée à alimenter la consommation, en intraveineuse. Ruttmann, gavé, diffuse jusqu’à l’écœurement,
des images de nourriture. Quelques brefs instants de répit et d’insouciance suspendent
ce récit en cinq actes. L’accalmie industrielle prend la forme d’un
synthétiseur dont les notes imitent un air d’Erik Satie. Le son langoureux d’un
saxophone produit une musique qui dresserait des cordes dans le vide, à la manière d’un
fakir et engourdit l’esprit. Le confort sonore entre en résonance avec le
confort des produits manufacturés conçus en grandes séries. Mais bientôt, le
trouble urbain reprend le rythme soutenu qui investit un territoire émergent,
celui des divertissements. Car, la rigide industrialisation crée au quotidien,
une mélodie ronflante à laquelle il est nécessaire d’échapper, un temps. Les
loisirs sont l’occasion d’aller chercher l’exceptionnel dans l’uniformisation. La
recherche d’une figure héroïque trouve une satisfaction dans le sport, la
compétition crée l’exaltation. Les sensations des manèges vertigineux assouvissent
les pulsions de mort. L’être humain cherche à se délier de ses normes sociales.
Ruttmann mitraille de plans très furtifs qui morcellent la vie normée de la
grande ville : le mariage ; l’Église ; l’Armée ; le développement
de la propriété – animaux en culture, domestiqués, extraits de la nature.
Ruttmann utilise un procédé simple et très efficace d’association de plans en
ce qui concerne le conditionnement et en particulier la reproduction des normes
selon le genre. Un premier plan présente une fillette qui joue avec une poupée. Le plan suivant est celui d'une mère et d’une
poussette. Le pendant du confort s'illustre aussi par les travailleurs de la nuit et par la pauvreté – un sans
domicile fixe ramasse un mégot tout juste jeté. Et si la sexualité est évoquée par une brise légère qui dévoile les bas chastes de deux jeunes femmes, la représentation visionnaire de l' omniprésence des images de la femme-objet et messages à caractère sexuel - arguments de vente -, dans la société, prête ici, juste à sourire. D'autres jambes, celles de Charlie Chaplin, sur un plan de quelques secondes, suffisent à rendre hommage à ses
Temps Modernes. Zenzile intervient dans un cinéma encore différent,
celui du genre du muet documentaire. Là où les blockbusters cherchent à montrer en
quantité, ici, ce « cinéma de masse », saturé d’images, se veut
intrinsèquement critique. Véritable médiateur, le groupe angevin facilite l’accès
de ses contemporains à l’œuvre de Ruttmann. Sa bande-son fait office de sous-titre. Les projecteurs du réalisateur s’éteignent
sur le dernier mouvement de cette symphonie urbaine : la vie nocturne de
Berlin. Une symphonie quotidienne dissonante où naissent des individus cyclothymiques,
partagés entre le confort des techniques et le désir de s’émanciper. Zenzile remet
en musique et en lumière une œuvre résolument moderne qui questionne la notion
de progrès. Le progrès économique n’assure en rien le progrès social.